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Le blog du touilleur
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22 juin 2013

Eloge de la transmission, le maître et l'élève (2005)

transmissionLe livre cosigné par Cécile Ladjali et George Steiner est exemplaire. Exemplaire, malgré lui, de ce qu’une blague franglaise pourrait résumer par : « What a pythie ! ». Les deux auteurs assument le rôle chacun à sa façon : Ladjali en grande prêtresse des lycées de banlieue, déclinant le paradigme de la révélation jusqu’à plus soif, Steiner en figure tutélaire et prophétique, justifiant la verticalité que suppose forcément la transmission.

Comment ces deux-là se sont-ils rencontrés ? A mi-chemin du sommet de la montagne : Ladjali et les élèves se trouvaient dans la vallée. Ils ont dit « Ohé, grand maître ! ». Steiner, qui trônait sur le Mont de l’Université, est descendu et le troupeau de la maîtresse a transhumé pour le rejoindre.

Mais le philosophe ne se serait pas déplacé, si Ladjali ne lui avait pas offert le motif sur un plateau : « O grand maître, nous voulons travailler sur un recueil de poèmes et nous avons besoin de votre regard avisé ». Steiner a tendu l’oreille : mon Dieu, la poésie ! Il a pensé aux Grecs, à la révélation, au poète-mage. Et il a dit : « Oui, je lirai et si cela me sied, je ferai une préface à ce recueil dont le nom sera ? Sera ? ». « Murmures », George, « Murmures ».

Afin de convaincre l'intellectuel crépusculaire qui voit tous les soirs se coucher le Soleil de la Culture, Ladjali a ajouté que le recueil traiterait du mythe de la chute. Evidemment.

Steiner a dit « ok » dans un langage un peu plus périphrastique, pour faire style.

C’est là que le mythe rencontre la réalité : parce qu’un soir, vraiment, le Maître va rejoindre l’Elève qui est devenue prof. Mais joue encore à la bonne élève.

Laissons la narratrice enchaîner  :

« Nous avions rendez-vous au théâtre de l’Odéon le 6 juin 1999, dans le cadre d’un colloque sur la crise de la scolarité auquel Steiner participait ».

C’est plus fort que lui : dès qu’il entend le mot « crise », l’intellectuel européen prend l’avion. Ou le train.

Hélas, il est toujours déçu : le débat n’est jamais au niveau.

La narratrice, encore :

« Steiner était maussade. « Je suis si triste », est le premier mot qu’il m’ait adressé […] Nous sommes allés dans un café, espérant puiser du réconfort au fond des verres. Steiner a rapidement recouvré le sourire, car de très jeunes étudiants l’avaient reconnu et un petit cénacle pouvait s’improviser en plein ciel de juin, loin des théâtres, à la table du maître ».

Mon Dieu, des zélateurs ! Salut les élus, on change de café ? Je vous propose « L’Entre-Soi », la bière y est bonne. Interdit aux blaireaux.

La soirée en appellera d’autres.

Quand Ladjali et Steiner se revoient, c’est pour causer école chez Demorand.

L’universitaire a pris le train. La prof, toute émoustillée, l’attend à la gare : « Steiner paraît coiffé de son habituel béret noir dans des brumes cinématographiques, anachronique sur ce quai, une valise à la main. Il ironise sur l’accueil grotesquement stendhalien que je lui réserve ».

Il est comme ça, l’intellectuel, il pratique le sarcasme culturel. Mais Ladjali comprend. Elle en est, elle a lu Stendhal.

Les deux iront prêcher la bonne parole sur les ondes, découvriront que leurs affinités intellectuelles vont au-delà des simples convenances, se répandront sur le vide et la barbarie qui menacent d’engloutir la civilisation.

Nantis de ses certitudes, adoubés par un père spirituel, Ladjali et ses élèves se mettent au travail. A posteriori, la prof commente. Florilège pédagogique :

- « Plus le discours sera sophistiqué, plus l’auditoire écoutera attentivement et, ayant entendu plusieurs fois la même tournure, il ne sera pas rare qu’il la reproduise dans un devoir »

- A propos des élèves : « Une certaine inculture leur a curieusement permis de capter l’essentiel »

- « Le professeur doit dépayser son élève […] et lui offrir un peu de son âme ».

Le tout sera emballé par Eric Naulleau et préfacé par le Connétable qui renverra l’ascenseur, en toute simplicité :

« Toute proportions gardées [merci de la précision], il est chez Cécile des surgissements et des replis, des candeurs et des retenues qui évoquent certains mouvements dans La Jeune Parque ». Amen.

Comme les deux intellectuels n’arrivent pas à se quitter, ils prolongent l’expérience par un entretien qui constitue la deuxième partie. Il y est curieusement de question de rock alternatif, de pédagogie différenciée, de respect de la jeunesse. Mais si on remet le livre à l’endroit, on comprend mieux la scène de la gare :

« Pour mes élèves, vous avez d’emblée été un maître […] Ils ressentaient donc une très grande appréhension au moment de l’envoi de leur poèmes, tant ils mesuraient la profondeur de l’abîme entre leur monde et le vôtre », s’excite Ladjali.

Magnanime (ou cauteleux), Steiner répond : « J’ai trouvé ces textes presque miraculeux ».

Nous baignons dans le mythe : les thématiques de la révélation, de la sorcellerie, des sortilèges expédient l’odieuse réalité dans les limbes. Du Pacifique, ajouterait Ladjali qui a beaucoup lu.

La réalité des jeunes. Non, mais pouah ! Leur monde ne vaut rien. Le nôtre, en revanche, nous permet de trinquer à la table de Flaubert, Dante et Montaigne.

Il est l’heure de se quitter : une dernière pour la route, George ?

« C’est une vocation absolue d’être professeur. Il ne faut jamais oublier que j’appartiens à un passé, à une culture où le mot « rabbin », rabonim, ne veut pas dire « prêtre » ou « homme sacré ». C’est le mot le plus modeste pour dire « professeur ». Un « rabonim », c’est tout simplement un professeur ».

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