Rêve.
Je pense avoir toujours rêvé. Un peu partout, d'ailleurs. Dès que je le pouvais, je laissais mon esprit se faire la malle. Enfant, je suis passé à côté de quelques matchs de foot, parce que je pensais à autre chose. Une musique me rappelait un lieu ou un souvenir... et je ratais la balle qu'on me donnait. Certains parents gueulaient. Mais je n'en avais rien à foutre. Je les trouvais cons et plats, de toute façon. A d'autres moments, je pouvais marquer des buts, quand j'avais décidé d'être concerné. Pas toujours. Je n'étais pas très bon footballeur. Chaque samedi, une chanson m'accompagnait pendant tout le match. Ca allait de la variété à Brassens. J'aurais pu marquer contre mon camp, ça m'aurait même plu d'avoir eu ce courage.
Je pense à ces pauvres gamins obligés de gagner tous les week-end parce que leurs parents, leurs entraîneurs le voulaient. Un jour, nous avons joué la réserve du FC Rouen. Des poussins, c'est le cas de le dire. Notre équipe de branquignols les a tenus en échec : 1-1. Pour nous, c'était une grande victoire, pour eux, la plus sévère des humiliations. Quand nous sommes passés devant leur vestiaire à la fin du match, les mômes se faisaient houspiller par leur garde-chiourme. L'année d'après, j'en ai connu un. Il nous notait à chaque partie. L'école, quoi. J'ai demandé à mes parents d'arrêter le football. Je ne pouvais plus rêver. Ma tête était partie dans mon ventre, qui se tordait d'anxiété. La performance ne m'intéressait pas, le vocabulaire guerrier non plus. Umberto Eco a parfaitement raison de comparer le football à la guerre. C'est d'ailleurs le seul sport qui a tué autant de gens, c'est le seul sport où les néo-nazis, les racistes ont un accès aux tribunes pour hurler leurs insupportables cris de singe dès qu'un noir touche un ballon. A gerber. D'ailleurs, cela fait des années que je n'ai pas foutu le pied dans un stade de foot. Je ne veux pas coudoyer les ligues de l'anti-intelligence. Bien entendu, ces gens ne rêvent jamais. Ou alors à un monde qui n'est pas le mien.
En quatrième, j'ai fait un peu de rugby parce qu'on m'a obligé. Pareil. Puisque j'étais rarement dans la mêlée, j'avais le temps de rêver, le temps qu'on m'envoie la balle. Et j'avais la musique de Philippe Sarde dans la tête. La mélancolique et entêtante ritournelle du Chat, un film que j'avais aimé. Je me rappelle un horizon nébuleux. J'aurais aimé qu'on me laisse tranquille, mais la voix rocailleuse d'un professeur de sport, qui sentait bon le cassoulet de Castelnaudary, m'intimait de me mêler à une bataille que j'avais refusée d'avance. Je me sentais hors du temps, hors de toute cette agitation que je trouvais vaine.
Je pense avoir dressé le rêve comme rempart à tout ce qui m'agressait. A l'époque, je n'osais pas dire que certaines personnes m'ennuyaient profondément et que leurs centres d'intérêt n'étaient pas les miens. Aujourd'hui, je ne me cache même plus. Autant la fréquentation de certains êtres me remplit de joie (je mets évidemment de côté ceux qui me sont chers), autant je considère comme un devoir civique de signifier à certains qu'ils peuvent être parfaitement inintéressants.
Le rêve est cette part d'intime que le monde cherche sans cesse à tuer ou à railler, sous prétexte qu'il ne produit rien ou qu'il isole.