Vertige de l'humour

"Impertinent défi lancé à la spéculation philosophique", disait l'autre dans un célèbre bouquin. Pour que la blague soit efficace, il ne suffit pas qu'intrinsèquement on puisse la nommer par un des procédés dans lesquels on fait -de force- rentrer le rire : comique de mots, de gestes, de situation, de caractère. Encore faut-il que je frictionne mon interlocuteur, avant de le préparer à recevoir ma saillie. Tu as beau savoir, mon prochain, que ce que je dis est un jeu de mots, si tu n'as pas décidé de rire avec moi (pour mille raisons qui t'appartiennent : tu as appris la mort d'un proche, tu ne m'aimes pas, tu ris d'autre chose), eh bien je resterai seul avec ma plaisanterie. Nous l'avons tous vérifié. Et moi-même, dans certaines situations, j'ai renoncé à oser une blague, parce que je savais très bien qu'elle ne ferait pas rire les personnes avec lesquelles je me trouvais. Parfois, pourtant, le miracle arrive : on demeure muet au milieu d'un groupe dans lequel on se sent transparent. On écoute. Et par réflexe, une plaisanterie jaillit après un long silence. On n'était pas attendu, on fait rire. Parce que justement -enfin il me semble-, ce rire-là procède d'un décalage ou qu'il soulage peut-être l'entourage : il ne parlait pas, mais finalement, il n'a rien contre nous !

Si ce prochain est multiple, qu'il compose une salle absolument pas acquise, il faut déjà que je lui/leur montre que je ris avec et non pas contre. Ou alors, avec, mais contre : par exemple, mon prochain et moi avons un ennemi commun dont nous aimons nous moquer. Chaque fois que je rirai du tiers, le destinataire s'esclaffera, indépendamment de l'humour que je pratique. Tout simplement parce que le rire suppose la connivence, ce que Desproges avait bien compris : "On ne peut pas rire avec n'importe qui".

Je peux choisir les personnes avec qui je ris. Tout dépend des conditions dans lesquelles je pratique l'humour. Si je fais du stand-up et que j'ai à convaincre une salle tout entière, je dois admettre que je ne connais pas chaque individu qui compose la salle et que cette hétérogénéité complexifie la tâche. Quand on est connu, la situation est plus simple. En me spécialisant dans une variété du rire, je m'annonce aux yeux de tous. Si je m'appelle Bigard, je suis dans la gauloiserie. Les gens qui viendront me voir (à l'exception de certains égarés qui, par curiosité ou pour s'encanailler, viendront voir le clown) sauront ce que je vais leur offrir, à la façon de ces gens qui partent tous les été en vacances à La Baule, parce qu'ils ne s'étonneront pas de ce qu'ils y trouveront : une petite villa pépère, des promenades roboratives, etc. Dès lors, il n'y a même pas besoin de frictionner le quidam : on lui sert ce qu'il attend et on le multiplie par 50000 pour battre un record à la con. Peu d'humoristes se promènent dans des registres variés, prenant le risque d'être tantôt burlesques, tantôt absurdes, tantôt grossiers.

Comments

[imerege]

Faire rire est un art très difficile, en effet. Merci pour ton gentil commentaire, Mathieu. :o).

[sylvie]

Eh non on ne peut pas rire avec n' importe qui Desproges avait vraiment raison ! c' est sociologique ...nous ne rions pas pour la même chose , et c'est tant mieux à la fois ..mais nos " humoristes" actuels ne font pas preuve de beaucoup d'audace ces temps -ci ...
les fils de .. essaient d' être drôle avec des chroniques trèe très parisiennes ! mais rien de bien neuf sous le soleil !en effet il n' y a pas beaucoup d'humoristes qui se promènent dans des registres variés, mais faire rire est un art difficile !

[Mathieu]

Une petite faute c'est pas bien grave tant que la qualité est là ;-)

[imerege]

Oups, oui, merci pour la remarque sur cette énorme faute ! J'écris trop vite.

[Mathieu]

Très juste, une fois de plus !

Par contre ... "sauront ceux que je vais leur offrir". C'est pas plutôt ce ?