L'année sans nom
En 1980, le philosophe Michel Foucault fit paraître une interview au journal Le Monde, en demandant que l’entretien soit anonyme. Conscient que certains intellectuels cédaient aux sirènes des médias et que leur nom seul devenait la caution de toute une pensée, il exprimait par ce choix une révolte tout à fait salutaire. Au cours de cet entretien passionnant, paru dans Dits et écrits -1976/1988 (Quarto/Gallimard), Foucault suggère un jeu totalement utopique, mais ô combien amusant : celui « l’année sans nom ». « Pendant un an, on éditerait des livres sans nom d’auteur. Les critiques devraient se débrouiller avec une production entièrement anonyme. ». Cette suggestion ne laisse pas de rappeler la très célèbre mystification de Gary qui se joua du monde littéraire, en inventant Ajar. Au-delà de cette simple réminiscence, l’idée d’une production gommée de toute référence s’avère enthousiasmante. On verrait tomber beaucoup de masques, autant chez les critiques que chez les journalistes. Peut-être même chez les auteurs. Certains, condamnés à l’anonymat, forceraient peut-être leur style pour qu’on les reconnaisse d’emblée. D’autres n’auraient pas besoin : à les lire, on devinerait tout de suite de qui il s’agit. Bons ou mauvais auteurs d’ailleurs. Et ceux qui voudraient rendre hommage à Gary prendraient le prétexte du jeu pour écrire autrement ou pour singer un auteur connu, vivant. Assurément, ce serait une belle pagaille qui créerait une paranoïa générale assez jubilatoire.