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Le blog du touilleur
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28 juillet 2010

La place

AVT_Annie_Ernaux_8599Avant d'entreprendre l'écriture d'Une femme consacrée à sa mère, Annie Ernaux consacre un récit à son père : La place. Le propos se réfèrera à l'édition Folio.

I Structure du récit

Le début et la fin de l'histoire fonctionnent en écho, dans la mesure où deux thématiques sont communes : celle de l'enseignement, et celle de la mort. Le premier sujet renvoie au monde qui est celui d'Annie Ernaux, le second a trait à la figure centrale du récit, le père, qui incarne un autre univers. Et l'opposition de ces deux univers constitue la problématique essentielle de La Place : celle d'une distance culturellement établie entre la narratrice et son milieu d'origine. D'où une tension perceptible entre ces deux pôles.

Entre ce système d'écho, le portrait du père et en filigrane celui de la fille, celui d'Annie Ernaux.

Structure du récit (9 moments):

- Réussite au CAPES
- Mort du père
- Histoire des grands-parents paternels
- Enfance/adolescence du père
- Rencontre avec la mère
- Le petit commerce
- Le déclin physique du père
- La mort
- La narratrice revoit une ancienne élève

La biographie paternelle suit un ordre chronologique, classique, et cette structure mime une existence sans histoire, celle de ceux qu'on appelle de façon un peu méprisante « les petites gens ».

II Les thèmes du récit

1-Une peinture sociale

La peinture met en scène un "milieu", pour reprendre un terme sociologique : celui des petits commerçants de province, du début du siècle à la fin des années soixante. Ce monde a ses rites, ses habitudes immuables. Parmi ces coutumes, la foi religieuse qui s'exprime à travers des gestes répétés : « le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques » (évocation des grands-parents, p.28), ou les tâches ménagères des femmes pendant la guerre 14-18 (« les femmes du village surveillaient tous les mois la lessive… » p.33). Les habitudes du père sont également évoquées, à travers des objets dont la simplicité a valeur de symbole : ainsi pp.68/69, la phrase « Pour manger, il ne se servait que de son Opinel… ».

Cette évocation réaliste ressuscite une société d'autrefois, et l'on perçoit les mutations de celle-ci à travers les mouvements de l'Histoire : Annie Ernaux parle de la guerre de 14-18, celle de 39-45, Pierre Poujade, Charles de Gaulle, la guerre d'Algérie. On voit également le temps qui passe à travers la transformation de la ville de Y…, l'apparition des supermarchés, etc.

2-La distance culturelle

C'est celle qui s'établit entre la jeune Annie Ernaux et le milieu qui l'a vue grandir. Au fur et à mesure que le narrateur progresse dans ses études, elle élargit son horizon culturel, et rejette la structure familiale. La rupture est très claire p.79 : « Tout ce que j'aimais me semblait péquenot ». Le père incarne ces valeurs, d'où le conflit avec la fille : « Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens. ». L'incompréhension sociale est aussi vecteur d'une rupture de communication, ce qui fera dire à Annie Ernaux : « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire ». Et du côté des parents, se manifeste une incompréhension presque ambiguë, terriblement évoquée p.80 : « Et toujours la peur ou peut-être le désir que je n'y arrive pas. ». La suspicion valide une fracture entre une jeune fille en devenir intellectuel, qui est en train de réussir, et une famille pour qui les études n'ont jamais été une fin en soi.

On notera que le récit devient proprement autobiographique (le « je » apparaît) à partir du moment où le conflit éclate, comme si le sujet n'existait que dans une construction en opposition par rapport au milieu parental. L'enjeu du conflit frontal, ce sont les mots que l'adolescente pense maîtriser contrairement à son père. Langage et pouvoir sont indubitablement liés : ainsi, à la page 82 on relèvera cette formule, « Je croyais toujours avoir raison parce qu'il ne savait pas discuter ».

Le conflit se transforme en gêne polie à la fin du récit : lorsqu'elle revient voir ses parents avec son jeune enfant, Annie Ernaux note : « Je me sentais séparée de moi-même » (p.98), et ne se sent plus en accord avec ce monde qui fut pourtant le sien pendant longtemps. A présent, elle est imprégnée de valeurs plus bourgeoises, et l'écriture de ce récit sera, comme on le verra plus tard, une façon de sceller la réconciliation avec ses racines.

3-Le complexe social

Il est en relation avec le conflit culturel. Ce complexe social justifie le titre du livre : La place, celle qu'il faut trouver par rapport aux autres. Annie Ernaux a perdu la sienne dans la maison, à partir du moment où sa curiosité intellectuelle la porte ailleurs. Le père, lui, nourrit un véritable complexe social : cf. p.59, « la peur d'être déplacé, d'avoir honte ». Il ne trouve pas donc pas, lui non plus, sa place dans un univers qui n'est pas le sien : la première classe du train où il se retrouve par erreur (p.59), les personnes qu'il juge importantes (p.60)… tout cela aboutit à une véritable paranoïa sociale : « Qu'est-ce qu'on va penser de nous ? » (p.61).

Ce complexe se cristallise également dans l'accueil que le père réserve aux deux amies d'Annie Ernaux (« deux copines de fac ») : la sollicitude, la prévenance du père est dictée par la volonté de soigner son image : « En donnant un caractère… » (p.93).

9782070377220

4-Les difficultés propres à l'autobiographie

Il faut d'abord noter que La Place constitue une autobiographie en creux, dans la mesure où Annie Ernaux n'est pas le personnage principal de l'œuvre. Il s'agit bien ici de rendre hommage à la figure du père, dont la mort marque le début du récit. C'est la première fois que l'auteur aborde de front le genre autobiographique. Dans ses trois précédents livres, elle avait choisi la forme romanesque, même si ces textes étaient parsemés d'allusions à des moments vécus.

Ici, il s'agit de se remémorer la figure paternelle par une série de détails propres à sa personnalité, comme s'il fallait recomposer un puzzle. L'intention est clairement annoncée par l'auteur au début du texte : « Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. ».

Mais on sait très bien qu'il est difficile de se souvenir précisément du passé, parce que la mémoire est oublieuse, ou parce qu'elle peut transformer les détails, de telle sorte qu'il n'est jamais totalement possible d'être sincère quand on écrit son autobiographie… ou quand on tente d'esquisser la biographie d'un être cher. Ici, Annie Ernaux est confrontée à une difficulté qu'elle évoque ouvertement : « En m'efforçant de révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de faits et de choix, j'ai l'impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière ».

III L'écriture

1-Un style volontairement plat

Ce n'est pas un aveu d'impuissance artistique. Il s'agit ici d'un choix volontaire ! Pourquoi ? Parce que, pour rendre hommage à ce milieu dont elle est issue, et dont elle s'est séparée, elle choisit une langue simple, celle de tous les jours, celle du peuple. Ce qui scelle la réconciliation avec ses origines. Le lexique utilisé est très commun, convoquant des formules et des expressions familières qui sont celles du père, et marquées en italique dans le texte: « tout lui tapait sur le système », p.71. ; « comment ça va finir tout ça », p.88. Certaines formules sont même patoisantes (cauchois) : « elle pète par la sente » pour « elle va bien » (p.62). Le passé composé est enfin employé, ce qui confère une plus grande proximité à cette langue, et en même temps, donne à ce style la dimension d'un constat : « Ils ont acheté le fonds à crédit » (p.40). En même temps, on notera que cette écriture très accessible donne une dimension universelle au récit.

2- Une écriture du malaise

L'écriture d'Annie Ernaux est aussi une écriture du silence, du non-dit, qui accroît le malaise qu'on a évoqué plus haut. Pas étonnant, dès lors, que l'écrivain utilise des ellipses : on le voit à la présence de nombreuses phrases nominales -« Gêne, obsession…indignité » p.59, « Obsession… phrase interdite… » (p.61).

On note également que le récit ne s'organise pas en chapitres, mais en paragraphes sertis de blancs plus ou moins importants, comme si les silences faisaient aussi partie de l'histoire, permettant également à l'auteur de revenir au temps de l'écriture (qui s'oppose au temps du récit). Ainsi à la page 45, où Annie Ernaux met en évidence une des problématiques essentielles du récit, la difficulté de se souvenir : « En m'efforçant de révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de faits et de choix, j'ai l'impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. ». De ce point de vue, la fin du texte est symbolique : l'auteur y retrouve une ancienne élève, devenue caissière, mais a totalement oublié l'orientation qu'elle a suivie. Et le bref échange entre les deux femmes met très clairement en évidence le malaise engendrée par les apories de la mémoire.

Conclusion personnelle : C'est un texte assurément émouvant, où Annie Ernaux rend hommage au milieu social qui l'a vue naître, et dont elle s'est momentanément éloigné. Le texte ne recherche pas l'effet, pour toucher directement le cœur du lecteur, et c'est là sa plus grand qualité.

 

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