Scandale.
Monsieur Bovaro
C’est un des grands scandales de
l’histoire littéraire, un oubli dont seule est capable l’intelligentsia
française. Rappel des faits : au début des années 1850, Gustave Flaubert
s’isole pour rédiger ce qui deviendra son chef-d’œuvre absolu : Madame
Bovary. Or, il s’avère que la publication de ce roman a éclipsé un récit
qui aurait dû le coiffer sur les têtes de gondole des librairies
scolaires : Monsieur Bovaro.
Les jeunes années d’un prodige
Son auteur, Guster Flaubave, est
un normand d’adoption issu d’une lignée champenoise spécialisée dans le
commerce du bouchon. L’entreprise ayant fait « flop », le père
Flaubave décide de tenter sa chance à Rouen, là où l’essentiel de sa famille
réside (ce qui lui permet en même temps de renouer les liens avec son père, un
vendeur de savonnettes au chômage). Guster Flaubave est né le 13 décembre 1821,
dans « la ville aux cent clochers ». Il suit une scolarité classique
au collège des Jésuistes Ignace de Loyola, et montre très tôt un vrai penchant
pour la littérature. C’est un enfant qui lit énormément. A onze ans, la
découverte de
Il y vit dans une misère implacable, car à défaut d’argent, il ne peut pas poursuivre ses études. Il cachetonne alors dans de petits mélodrames de province -il aime aussi le théâtre- avant de proposer des articles à quelques magazines littéraires de Paris sur « la douceur de vivre en Normandie ». Ils seront tous refusés. Son goût du minimalisme et des petits bonheurs quotidiens influencera grandement Polype Delerbe, lequel reconnaîtra d’ailleurs sa dette dans La première gorgée de cyanure et autres tentatives ridicules (dans une longue préface, Delerbe remerciera Flaubave d’en « avoir bavé » et de lui « avoir permis de ramasser les dividendes »).
Des décennies après, le spécialiste de
Flaubave Yver Leclanc rassemblera ces textes sous le titre : Effeuillage
de marguerites (Ed. Université de Rouen, département de lettres modernes,
porte 8).
Le succès des Quatre Contes
Finalement, c’est un recueil de nouvelles : Quatre contes et par ici la monnaie (1845), qui apportera la gloire à son auteur. Il était temps. Flaubave croulait sous les impayés, et le printemps naissant allait lui valoir une expulsion immédiate.
Tous louèrent « un conteur inné » (Gérard de Nerval), un « enchanteur des rues » (Charles X), « un hussard de la plume » (Maurice de Guérin). Seul Victor Hugo, rendu méchant par l’échec des Burgraves, écrivit que « le titre dit tout sur les intentions peu louables de ce scribouillard des temps modernes ». Baudelaire lui répondit dans une lettre vengeresse que « Flaubave [avait] redécouvert le réalisme du peuple, abandonné depuis François Villon ». Hugo cassa la gueule à Baudelaire, et tout rentra dans l’ordre.
Quatre contes et par ici la
monnaie est un kaléidoscope des médiocrités humaines : le recueil
s’ouvre sur « Un poumon compliqué », l’histoire d’une jeune servante
tuberculeuse qui -par la faute d’un homme lâche- finit ses jours dans un
sanatorium, avec pour seule compagnie un chimpanzé savant, dont l’obsession est
de prédire l’avènement de Philippe Sollers au vingtième siècle. Le style est
extrêmement travaillé, l’atmosphère terriblement réaliste et cafardeuse. Le
récit suivant -« La légende de simple Julien, le brancardier »- nous transporte
dans l’univers hospitalier, que Flaubave fréquentait, carnet à la main, lorsque
ses crises de goutte l’obligeaient à s’y rendre. Julien tombe amoureux d’une
shampouineuse de Caudebec-en-Caux, mais l’histoire tourne mal et se termine
dans un bain de mousse. « J’aime les galettes bretonnes» et « La
coiffe du Moustoir » sont d’une facture beaucoup plus anecdotique :
elles marquent surtout le goût de Flaubave pour Lorient, ville où il séjourna à
de maintes reprises avec son ami Maxime Ducancan. On y trouve toutefois son lot
de mesquineries : en témoigne la vengeance de deux veules agriculteurs,
voués chacun à leur perte et qui s’entretuent au goûter par biscuits interposés
(« Les galettes bretonnes »), ou les rodomontades stériles d’une
bigoudaine de Larmor-Plage qui décide d’appâter un clerc de notaire, domicilé à
Lanester. L’opinion plébiscite ces vignettes amères et goguenardes qui entérinent
la fin du romantisme. Hugo envisage alors de prendre le premier ferry pour
Sercq. Mais Juliette Drouet l’en dissuadera : « Ce Flaubave n’est pas
fait pour durer » écrira-t-elle dans une de ces lettres.
Nanti d’une gloire tout aussi
inattendue que méritée, l’auteur plastronne dans les soirées parisiennes et
s’épuise dans des bras de femmes improbables, dont la petite vertu ne
s’épanouit que dans le luxe et le stupre. Il en oublie son art, comme autrefois
il avait mis de côté ses études, persuadé que sa bonne étoile le suivait. Quand
son éditeur réclamera une suite à Quatre contes, Flaubave lui balbutiera
un vague projet de roman sur
En vérité, l’inspiration de l’artiste est entièrement tarie, avant même que la critique n’ait eu le temps de parier sur un prochain chef-doeuvre.
arpente les rues de la ville, croque la maison où le drame s’est
noué, et finit ses journées au bistrot de la commune à raconter des histoires
salaces à des ouvriers médusés. Peu à peu, l’esquisse d’une future histoire émerge.
Accaparé par ce qu’il tient pour « son plus grand projet », Flaubave
délaisse sa vie parisienne et entreprend d’écrire dans un lieu qui convient à
la méditation et à la création : les deniers qui lui restent sont investis
dans l’achat d’une charmante demeure à Croisset, près de Canteleu, sur les
bords de Seine. Attenante à la maison, se dresse un ancien grenier à sel dans
lequel Flaubave aménagera un grand bureau et fera installer le chauffage
électrique pour les mois d’hiver. C’est là qu’il composera l’intégralité de Monsieur
Bovaro. Le dessein est de rédiger « le plus grand roman jamais fait en
le moins de temps qu’il n’en faut pour le faire» (Germaine Doison, Mon
grand amour d’un soir avec Guster Flaubave, éd.Touslémaime)
Flaubave et Collier : la création parachevée
Collier caressait les Muses à ses
heures ; par un phénomène de capillarité, la fréquentation des Plus Hauts
avait distillé le poison de la littérature, auquel elle céda bien volontiers.
La dernière semence de Musset n’avait pas fini de sécher en elle, qu’elle avait
déjà saisi sa feuille et projeté de battre Marguerite Desbordes-Valmore sur le
terrain du sirop de pamplemousse. Elle prit ses précautions au cas où on la
jugerait médiocre et intitula son livre : Vers de Mirliton. C’est
ainsi que Flaubave l’avait remarquée. Car l’œuvre n’était pas passée
inaperçue : ses célèbres mécènes d’oreiller n’avaient pas manqué de louer
le talent et l’ardeur de cette jeune exaltée, moyennant des passes à moindres
frais. Le Mercure de France promit à
ce poète « un avenir à
Flaubave, qui n’était rien, et
Collet, qui devenait tout, s’étaient rencontrés par l’intermédiaire d’un ami
commun : Alfred Toucourt, dont les œuvres théâtrales connaissaient un
succès d’estime quelque part entre Barentin et Maromme.
Ils se connurent, se plurent et
se turent. L’un et l’autre. Il la jugeait « aussi tarte qu’un tiramisu en
plein Sahel » (Correspondance de Guster Flaubave et de Micheline
Chombier, éd. Galipette, 1967). De son côté, elle était convaincu que Guster
ne serait jamais rien qu’un « raté qui raterait même son ratage »
(Berthe Collier, Je me demande des fois ce que je fais, Ed.Lentourloupe,
1857).
Lorsqu’ils se retrouvèrent,
Collier accepta du bout des doigts le principe d’une correspondance qui serait
un contrepoint à l’imagination créatrice. Elle accepta finalement, à condition
de toucher 20% des ventes du livre. Mais elle refusa de coucher avec
Flaubave : « Le processus littéraire ne doit pas être souillé »
dira-t-elle, en une formule que les thésards s’échinent encore à déchiffrer.
Lorsque Monsieur Bovaro
paraît, il fait l’effet d’une bombe. Pour la société française du XIXème
siècle, l’ennui est très largement féminin et se dilate à longueur de récits,
où l’on consomme ses derniers espoirs dans la contemplation d’un fichu gris
posé sur un guéridon. A l’époque, le réalisme fait florès, mais il est nécrosé
par une sensiblerie de tous les diables, qui doit beaucoup au romantisme.
L’union des deux esthétiques aboutit à un syncrétisme étrange. Dans Aurevoir
et merci (1847) d’Auguste Chamcoupé, Valérie se jette de la falaise
d’Etretat après un repas arrosé au cidre. Si le suicide est brutal, l’évocation
des agapes rurales qui précèdent ne nous épargne aucun détail : ni la
face rubiconde des marchands de bœufs, ni la couleur des bestioles avalées, ni
l’arôme des liqueurs au dessert. « J’ai voulu laisser au lecteur
l’impression d’un trop-plein, qui lui donnerait envie d’effectuer une promenade
digestive et l’entraînerait sur les pas de Valérie, à Etretat » écrira
Chamcoupé dans une carte postale à Sainte-Beuve. Contemporain de Chamcoupé,
Arthur de
Conscient que la littérature se
heurte à une impasse, Flaubave décide de s’en tenir à un style froid, sec. Il
consignera les atermoiements de l’âme, mais avec la précision d’un
entomologiste qui ne forcera jamais le regard du lecteur. « Monsieur
Bovaro est l’histoire d’un homme mal marié, lequel choisit de se suicider en
absorbant une grande quantité d’huile de ricin. Entretemps, il a connu et aimé
deux maîtresses qui l’ont abandonné. Point à la ligne. » écrit Flaubave
dans la préface de son œuvre.
Mais le public suit, et trouve en
Bovaro le modèle du bon samaritain marié à une sale bonne femme. Du fond de sa
retraite normande, l'artiste reçoit un gigantesque courrier d’hommes
malheureux, qui se sont reconnus dans le récit, et demandent parfois à le
rencontrer. Prenant ombrage de cette popularité inattendu, l’écrivain met les
choses au point dans un article retentissant, publié le 31 novembre 1849:
« Pourquoi j’aime les femmes ».
Entretemps, sans doute jaloux de l’immense impact du récit, le juge Etienne Panard assigne Flaubave pour « outrage aux bonnes mœurs, apologie de l’immoralité et phallocratie caractérisée ». Il a décelé dans les chapitre 13 et 24 deux passages dont le contenu légitime ses attaques.
Pour Flaubave, c’est un
camouflet. « Il n’y a rien de plus moral que de s’interroger sur un boudin
méchant et aigri quand on rencontre un canon, généreux et attentionné »
avoue-t-il à Berthe Collier. Quant aux deux chapitres incriminés, ils ne
relatent que les ébats sexuels du héros principal. « Il faut bien que le
corps exulte. » écrira Flaubave à George Sand. "Pas faux", admettra-t-elle en retour, dans une lettre restée célèbre.
Mais c'est la stratégie de Couillard qui s'avère décisive : il pressent que l'écrivain a ouvert la voie à une nouvelle forme de revendication masculine dont se réclameront d'autres par la suite, Eric Zemmour en premier. "Mon client a dit le désarroi masculin, entre le désir de dominer et l'incapacité à y parvenir. On a beaucoup glosé sur l'huile de ricin, mais c'est parce que depuis longtemps, la relation de couple avait tourné au vinaigre.". Brillamment défendu, Flaubave remporte son procès et les lauriers d'une gloire qui durera quelques années. Ce haut fait de l'histoire littéraire sonnera aussi le glas de sa carrière : épuisé par tant d'agitation, Flaubave ne parvient pas à retrouver l'inspiration et glisse peu peu dans une sombre mélancolie. Ceux qui le croiseront dans les derniers mois de son existence se souviendront d'un homme lassé des honneurs et des scandales, ayant abandonné l'illusion de vouloir changer le monde...
A quelques pas de là, un madré moustachu fourbit déjà ses armes. Il a suivi de très près le procès Flaubave et il s'apprête à signer son chef-d'oeuvre littéraire. Guster ne le verra pas. Il meurt le 25 janvier 1851 d'une embolie pulmonaire. La veille, il avait laissé un mot à Berthe Collier : "Tu m'achèteras un pain de deux livres".